ROJÎNE
Recueil de nouvelles de Suzan Samanci
La littérature kurde est suffisamment rare pour que l’on porte une attention toute particulière aux écrits de Suzan Samanci. Mais ce n’est pas l’unique raison. Loin s’en faut.
Ce qui nous séduit dans la lecture des textes qu’elle a publiés, c’est bien sûr le plaisir d’être en relation avec un écrivain qui détient la clef du mystère. Le monde kurde nous reste hermétique en dépit de l’actualité qui depuis la guerre en Syrie et en Irak nous a conduit à être confronté à une prolifération d’images à son sujet.
Mais des images qui ne nous révèlent qu’une part de la vérité. Des images de jeunes femmes en treillis et de combattants venus des quatre Kurdistan, Kalachnikovs à l’épaule, en découdre avec les jihadistes.
Les Kurdes dont nous parle avec force et douceur Suzan Samanci, native de Diyarbakir – dont des quartiers ont été récemment détruits par l’armée turque, au point qu’un géographe a pu utiliser le terme d’urbicide – vivent dans l’est de la Turquie, la région du Bakûr. Et ce ne sont ni des guerriers, ni des héroïnes. Pour autant le courage ne leur fait pas défaut. Les luttes qu’ils ont engagées, ce sont celles de tous les jours. Spécialement, lorsque ce sont des femmes. Suzan Samanci accorde à celles-ci une attention toute particulière.
Elle nous fait ressentir à quel point le redoutable patriarcat et le machisme, son corollaire, leur portent préjudice, les atteignent dans leur dignité et, comme dans la nouvelle éponyme qui ouvre le recueil, les blessent à mort. Comment survivre à un viol subit à quatorze ans ? C’est la mère de l’adolescente, aux prises elle-même avec un mari brutal, qui va nous faire le récit de cette impossibilité avec des mots simples, pudiques et terriblement dénonciateurs.
La violence exercée sur les femmes, Suzan Samanci, refusant le spectaculaire, nous l’expose sans concession, en quelques mots cinglants. La deuxième nouvelle qui semble avoir pour sujet la fascination d’un jeune homme pour un cheval à la robe poivre et
sel baigne dans un climat délétère où la peur règne en maître – y compris lorsqu’il n’y a aucun danger. Mais quand on nous rappelle que, Dilbîrin, la belle servante à l’écharpe couleur arc-en-ciel, devenue malgré elle la femme d’un vieil agha, un notable de village, a été tuée à coups de barre de fer par le beau-fils de ce dernier, refusant d’avoir une « héritière de plus pour partager notre bien », on comprend que la présence du magnifique cheval (qui pourrait figurer dans un poème de Federico Garcia Lorca) ne suffira pas à apaiser la violence qui entache en permanence les rapports entre les individus. Et lorsque les douaniers aux portes de la ville intiment aux paysans de parler en turc, nous sommes renvoyés à la négation de l’identité kurde et à ses langues, en l’occurrence ici le kurmandji.
Et même les militantes des « supers-bonheurs » n’échappent pas à la désespérance. Le personnage féminin de cette nouvelle fait l’amer constat que les défaites sont détournées en victoires mais, que, pour autant, rien n’empêche le temps de s’écouler bien vite et que les seins des femmes perdent de leur rondeur alors que résonne dans leur tête le conseil des mères : « Dépêche-toi de te marier ». Avec une subtilité rare, Suzan Samanci pointe ainsi l’inégalité des hommes et des femmes devant le vieillissement. Et que les luttes pour la « cause » ne l’effacent pas – y compris dans le regard des hommes, des camarades.
Et puis cette question lancinante qui traverse ce récit de la déception : Est-ce qu’on peut d’ailleurs rester « normal » lorsque la mort siffle dans les rues ?
Parfois, d’ailleurs, elle se dispense de siffler pour avertir de son passage imminent. Il suffit d’être au terme de son existence et, à l’instar d’Hassan, un Turc des Dardanelles, pour qu’elle s’installe dans votre foyer, vous regarde rendre un dernier service à la communauté et vous emmène dans l’au-delà. Hassan avait épousé Sarê, une femme kurde, après avoir effectué son service militaire dans le Kurdistan turc. Sarê qui méritait que, tout en regrettant « l’odeur de la mer, le poisson, les oliviers ainsi que de ne pouvoir plus parler en turc », Hassan se fasse une raison et passe sa vie de rétameur à ses côtés. Hassan inconsolable de son décès. Une magnifique allégorie concernant les mariages mixtes.
L’interrogation à propos de la normalité court aussi dans les deux dernières nouvelles. Grand dieu, comme le ciel est lourd pour les amoureux du jardin public, inquiété par un individu que le malheur a rendu délirant, et comme l’angoisse étreint le conducteur tombé en panne, sur une route de campagne, lorsque « la plaine jaune frémit sous l’ombre carmin du couchant » et qu’il découvre des cadavres mitraillés dans un taxi. Un drame qu’il va transformer en aubaine.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’auteure nous relate toutes ces cruelles réalités avec un style sans heurt, une prose au rythme limpide qui nous porte d’une phrase à une autre, d’un chapitre au suivant comme la houle porte la nef, sans vagues excessives mais avec constance et efficacité.
Vous ai-je dit que Suzan Samanci était une poétesse ? Ouvrez Rojîne à n’importe quelle page et vous en serez convaincu·e.
Jean Michel Morel
août 2018
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« Rojîne » Suzan Samanci version papier broché 112 pages papier 90g couverture souple 300g ISBN : 978-2-9701049-5-7
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