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Carlos Ghosn, l'infâme !
S’il est une cause entendue, en ce moment, c’est bien que Carlos Ghosn (image capture d’écran lors de sa conférence de presse au Liban, le 8 janvier 2020), ex-patron du groupe industriel Renault-Nissan, est perdu de réputation. L’affaire est brumeuse, mais cet homme, choyé par la Fortune, est accusé par la justice nippone de s’être livré à des malversations, au détriment de Nissan, pouvant aller – c’est une moyenne très subjective – jusqu’à 100 millions d’euros. Que reste-t-il de la respectabilité d’un homme après cela ? Rien.
Et c’est bien pour échapper au sort que l’opinion, la presse, les cadres de Nissan – à l’origine de sa chute – et la justice japonaise lui réservaient que Ghosn a fui l’archipel asiatique pour se réfugier au Liban, pays dont il est citoyen.
Et cette évasion, cette soustraction à la Justice, ne fait évidemment rien pour arranger sa réputation…
Un tel homme peut-il être défendu?
Il est de tradition, dans le sein de l’Église catholique, au moment de décider si tel ou tel croyant vertueux doit, ou non, être canonisé, qu’un ecclésiastique, dans ce procès si particulier, joue le rôle de… l’opposant : l’ « avocat du diable ». L’homme qui défend l’indéfendable.
Je vais essayer d’endosser ce rôle, et de dire, en tant qu’advocatus diaboli, quelques mots en faveur du suspect Carlos Ghosn.
Je vais avancer deux éléments de défense.
Le premier est que Carlos Ghosn est l’un des pionniers de l’industrialisation de la voiture électrique.
À notre époque, où notre forme de civilisation fonce dans le noir vers le mur climatique comme le Titanic vers son champ de glaces flottantes, Ghosn, en lançant la production en masse de véhicules électriques, a fait faire un important pas en avant à l’industrie automobile. Il a montré que c’était possible. Et le reste de l’industrie mondiale est en train de suivre. Juste: suivre.
Disons-le simplement : nous ne savons pas si notre mode de vie, basé sur la consommation, survivra. Probablement pas. Nous ne savons même pas si le capitalisme – sa culture de l’entrepreneuriat, de liberté d’action, d’autonomie – supportera le choc climatique qui vient. Sincèrement, ses chances sont faibles. Si ce système d’organisation meurt, nous revivrons les délices de l’économie planifiée, à la soviétique, avec son cortège de restrictions, de pénuries, de contrôles et de tracasseries.
En fait, nous ignorons même si notre espèce survivra…
Les scientifiques nous le disent : il y a danger, et il faut réagir.
Ce que nous, pour la plupart, nous abstenons paresseusement de faire. Bien évidemment.
Carlos Ghosn, lui, a bougé : il a lancé la production industrielle, en série, de voitures électriques, et a supervisé la mise sur pied de l’écosystème technique et économique spécifique qui lui est associé. Il n’a pas visé le segment de la voiture de luxe, comme Tesla, mais celui des voitures de moyenne gamme, celle de monsieur Toutlemonde. Notre civilisation ne survivra pas si elle se montre incapable de résoudre la question des émissions de co2, spécialement celles émises par le secteur des transports. Ghosn, là où il était, a fait ce qu’il fallait faire. De facto, il a sa place dans l’Histoire. Et, quoi qu’il arrive demain, c’est une place avantageuse.
Le second élément de défense, c’est que cet homme, si l’on se donne la peine de comparer le montant de ses détournements présumés avec les sommes astronomiques qu’il a fait gagner aux actionnaires de Renault et de Nissan depuis le début des années 2000, a fait plus de bien que de mal. Bien plus.
Aucun homme n’est totalement mauvais. La cupidité d’un individu doit se mesurer aux pratiques habituelles de sa classe et de son milieu. Dans celui des grands patrons, entre « parachutes dorés », indemnités, stock option, augmentations de salaires, primes diverses, … , ça y va fort! Généralement sans que cela suscite beaucoup de réactions chez les investisseurs et les actionnaires … Et, ordinairement, en récompense de performances infiniment moins importantes que ce que le groupe Renault-Nissan-Mitsubishi a retiré de l’action de Ghosn pendant toutes ces années.
À l’heure actuelle, dans cette affaire embrouillée, aux contours flous et aux acteurs multiples, les accusations pesant sur Ghosn doivent porter sur un montant d’ environ 100millions d’euros ; encore une fois, c’est une estimation prudente.
Comparons ce chiffre de 100 millions d’euros avec le montant des bénéfices réalisés par les entreprises Nissan et Renault, sous le patronage du même Ghosn, et grâce à son activité :
Au moment où Carlos Ghosn prend la direction de Nissan, la firme japonaise est au bord de la faillite, et ses dizaines de milliers d’employés à la veille de devoir pointer dans les bureaux de chômage… En 1999, Nissan a une dette de 20 milliards de $ (20 000 millions) envers ses fournisseurs … En 2003, cette dette est remboursée. En 2004, Nissan fait un bénéfice de 3,8 milliards d’euros (3 800 millions d’euros).
Bénéfices de Nissan en 2011-2012 : 4,91 milliards d’euros (4 910 millions) (Source : L’Argus pro, 14.5.2012). Je précise qu’il s’agit seulement des bénéfices réalisés par l’entreprise, pour une seule année ; les salaires des employés sont payés, même chose pour les sous-traitants, idem pour la recherche et la rénovation de l’outil industriel… Il ne s’agit donc que de l’argent disponible pour les actionnaires.
Bénéfices de Nissan en 2012-2013 : 3,5 milliards d’euros (3 500 millions) (Source : 24heures, 26.4.2013).
Bénéfice de Nissan en 2013-2014 : 4,46 milliards d’euros (4 460 millions) (Source : 24heures, 26.4.2013).
Bénéfice de Nissan en 2014-2015 : 3,3 milliards d’euros (3 300 millions) (Source : Nissan, 13.5.2015).
Bénéfices de Nissan en 2015-2016 : 4 milliards d’euros (4 000 millions) (Source : Les Echos, 2.2016).
Bénéfice de Nissan en 2016-2017 : 5,6 milliards d’euros (5 600 millions) (Source : Le Figaro, 11.5.2017).
Passons à Renault.
Bénéfices de Renault en 2011-2012 : 2,09 milliards d’euros (Source : Le Parisien, 16.2.2012).
Bénéfices de Renault en 2012-2013 : 1,77 milliards d’euros (Source : Bilan, 14.2.2013).
Bénéfices de Renault en 2013-2014 : 1,75 milliards d’euros (Source : L’Expansion, 13.2.2014).
Bénéfices de Renault en 2014-2015 : 1,89 milliards d’euros (Source : Capital, 12.2.2015).
Bénéfices de Renault en 2015-2016 : 3 milliards d’euros (Source : Capital, 12.2.2016).
Bénéfices de Renault en 2016-2017 : 3,54 milliards d’euros (Source : Le Point, 10.2.2017).
Bénéfices de Renault en 2017-2018 : 5,1 milliards d’euros (Source : Le Figaro, 16.2.2018).
C’est un aperçu. Faites l’addition de tous les montants annuels entre 2000 et 2018, étudiez le cours des actions en bourse, et comparez tout cela aux indélicatesses (supposées) du patron au détriment de ses entreprises. Le ratio doit approcher 1000 pour 1 en faveur de Ghosn, c’est-à-dire au profit pécuniaire des actionnaires. Pour mieux faire comprendre la hausse de l’action Renault sous l’ère Ghosn, la valeur boursière de Renault, depuis le début de cette affaire, en 2018, a diminué de près de 15 000 millions d’euros !
Ces chiffres sont énormes, ils déconcertent. On se trouve là dans un autre monde, à des années-lumières de celui de la classe moyenne. Les chiffres en jeu dépassent l’entendement du simple travailleur. Les grands investisseurs, qui, eux, sont accoutumés à de telles sommes, se fichent de la petite monnaie de Ghosn, car ce qu’ils veulent connaître, c’est le montant des bénéfices réalisés, chaque année, par le trio Renault-Nissan-Mitsubishi, et l’effet de ces bénéfices réalisés sur le cours des actions des entreprises impliquées. Ceci explique leur relative indifférence vis-à-vis des petits vols (présumés) de Ghosn. Mieux vaut un patron un poil douteux, mais très efficace, qu’un vertueux incapable, générateur de friches industrielles et de chômage… Morale d’investisseurs. Elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle produit des résultats tangibles.
Maintenant, s’il vous plaît encore de pendre haut et court Carlos Ghosn, faites-le, mais il fallait, avant, que ces deux arguments en sa faveur soient présentés.
Bernard Antoine Rouffaer
8 janvier 2020
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Et s'il sortait quelque chose de bon de l'affaire Ghosn-Nissan...
Y a–il quelque chose de positif à tirer de l’affaire Ghosn-Nissan?
La question posée n’est pas incongrue.
Toute chose a son revers. Ce qui se voit de face peut se voir de dos. Le bonheur des uns est le malheur des autres.
Y a-t-il, donc, un côté positif dans l’affaire Ghosn ?
Récapitulons. Deux grandes entreprises automobiles sont fragilisées, peut-être visées bientôt par des OPA hostiles. La valeur boursière de ces deux géants a brutalement chuté, appauvrissant leurs propriétaires, qui sont loin d’être tous richissimes. L’un des plus grands capitaines d’industrie de cette planète est sous le coup d’accusations déshonorantes. Le personnel de ces deux grandes entreprises est démoralisé, certains des meilleurs cerveaux quittent le bateau pour la concurrence. Des familles s’inquiètent, désormais, pour l’avenir.
Quel serait le bon côté de ce qui ressemble à un désastre ?
On sait que le Japon est passé, sans transition, dans ses rapports avec l’étranger, d’une fermeture complète vis-à-vis de lui à une politique active et volontariste de copie des éléments organisationnels, venant de ce même étranger, et qui lui paraissaient les plus intéressants. La justice japonaise est passée par là ; la date charnière, la concernant, étant 1867. En 1867, ce qui tenait lieu de système judiciaire, au Japon, c’est-à-dire une forme moyenâgeuse et sommaire de contrôle social, exercé par les seigneurs locaux, a dû commencer à s’adapter aux subtilités de l’organisation occidentale. On imagine le choc culturel que cela a dû représenter. Et les effets de ce choc se ressentent encore, de nos jours, dans les habitudes judiciaires du pays.
Il arrive, parfois, aux paléontologues, dans les champs de fouilles, de tomber sur des fossiles étrangement assemblés : un prédateur… embarrassé d’une proie trop grosse, le gosier encombré, et qui en est mort, étouffé. On a ainsi découvert des fossiles de placodermes, un poisson primitif, avec, toujours, des millions d’années après le drame, le corps de leur proie dans la gueule. Morts tous les deux.
Dans le cas qui nous occupe, qui est le prédateur ? Je dirais : la Justice japonaise. Ce monstre qui avale tout ce qu’il parvient à saisir sans considération de culpabilité ou d’innocence, ce fauve moyenâgeux qui applique l’antique loi du sabre sur le cou de ses victimes. Généralement petites, d’ailleurs. Ce qui est petit se broie plus commodément.
Comment s’y prend-on pour mettre hors d’usage un organisme incapable de remise en question, une machine à broyer devenue hors de contrôle ? On y jette une pierre, un gros objet. Quelque chose de dur, quelque chose qui brisera les dents du monstre et bloquera ses mandibules devenues folles.
Un « gros poisson », par exemple.
Dans une structure habituée à capturer des petits, des humbles, des étrangers, des asociaux, précipitez … un grand businessman ?
A la place de pauvres, de gens sans réseaux, sans grands moyens, souvent malchanceux, isolés, peu outillés pour se défendre, placez un riche, un puissant, un individu admiré, un homme de ressource, polyglotte, à multiples citoyennetés, un homme difficile à briser.
Le prédateur est encombré. Ses mandibules sont paralysées. Ses tares sont exposées au grand jour. Le Japon perd la face. Sous la morsure de l’humiliation, il comprend que quelque chose doit changer. Tokyo réforme son système judiciaire, les fantômes des Shogun se dissipent, Nippon entre dans la modernité.
Il y a, peut-être, quelque chose de bon à tirer de l’affaire Ghosn-Nissan
Bernard Antoine Rouffaer
15 janvier 2020
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